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«Le pays reste sous semi-tutelle des États-Unis»


ENTRETIEN – La sortie du blockbuster multi-oscarisé ce vendredi au Japon se focalise sur Hiroshima et Nagasaki. La population s’estime victime de la guerre, malgré la volonté expansionniste de l’époque, selon le chercheur Arnaud Nanta.

Arnaud Nanta est directeur de recherche au CNRS, spécialiste du Japon et de son empire colonial. Sa traduction de l’ouvrage Le Massacre de Nankin, de T. Kasahara (Hémisphères, 2024), sortira fin avril.

LE FIGARO. – Comment le film Oppenheimer va-t-il être accueilli au Japon, de nombreux mois après sa sortie internationale ?

ARNAUD NANTA. – Les sorties sont habituellement décalées d’environ six mois entre les États-Unis et le Japon. Au Japon, le public est peu renseigné en dehors de ce que la presse de langue japonaise communique, et pour le moment, les studios Toho, qui distribuent les films d’Universal au Japon, n’ont divulgué aucune information sur le film en dehors du casting.

Cependant, lors de la sortie du film en DVD et BR en novembre 2023 aux États-Unis, Oppenheimer a connu un certain succès en vente en import au Japon, alors même qu’il ne contient ni sous-titres ni doublage en japonais, ce qui montre l’intérêt du public pour ce film. Il faut attendre les premiers jours après la sortie nationale pour en mesurer l’ampleur réelle.

Le film raconte sa version de la genèse de la fabrication et de l’utilisation de la bombe atomique en 1945, sur Hiroshima et Nagasaki, qui avaient entraîné la mort de 210.000 personnes. 79 ans après, quelle est la perception des Japonais sur cet événement ?

Le Japon est le seul pays à avoir été frappé, deux fois, par l’arme atomique. Les bombardements atomiques faisaient suite au ravage des grandes villes de la côte Pacifique par les bombardements américains : l’ensemble a concouru à former la conscience d’avoir été victime de la guerre au sein de la population, malgré la guerre que le pays avait provoquée en Asie.

Par ailleurs, Hiroshima et Nagasaki en particulier possèdent de forts mouvements anti armes nucléaires avec le soutien sans faille des municipalités aux musées et expositions sur la thématique. Il n’y a toutefois pas de mouvement au sens politique qui fasse de cette question son cheval de bataille. Par ailleurs, il faut bien avoir à l’esprit que la droite japonaise est même pro arme nucléaire et pro États-Unis.

Est-ce que la vision des Japonais a évolué sur ces événements ? Sont-ils toujours aussi traumatisés par cette tragédie ?

La commémoration nationale du 15 août pour les morts à la guerre, qui a lieu immédiatement après celles des deux bombardements atomiques, entretient au sein de la population le traumatisme des bombardements (notamment les M69 au napalm) du printemps 1945 et des deux bombardements atomiques.

Comment le peuple japonais entretient le travail de mémoire ?

Avec le passage des générations, la question de la guerre de l’Asie et du Pacifique (1937-1945) est devenue, au fil du temps, une question que les jeunes générations n’aiment pas discuter car ressentie comme imposée par les générations précédentes et dans laquelle les jeunes n’ont aucune responsabilité.

Ce type d’attitude, qu’on peut retrouver en France de façon similaire à propos de Vichy ou des guerres coloniales, concourt à renforcer une sorte de déni de mémoire, sur lequel s’est greffée la réforme des critères d’homologation des manuels menée par Shinzo Abe, permettant au ministère de censurer un texte sans donner de justification.

«Le poids des États-Unis reste immense sur le Japon actuel»

Que reste-t-il de la période de l’occupation américaine (1945-1952) ?

Après l’Occupation alliée, le Japon a recouvré son indépendance en 1952, et est actuellement gouverné sous une constitution datée de 1946 qui est proche de la constitution américaine. Cependant, le Japon reste sous semi-tutelle des États-Unis. Ces derniers utilisent sur le sol japonais quelque 130 sites, dont 81 bases militaires à l’usage exclusif de l’armée américaine, qui peut se déployer sur le sol japonais dans le cadre du traité de défense. Le poids des États-Unis reste donc immense sur le Japon actuel, bien au-delà de la période d’Occupation.

Est-ce que l’influence américaine a été profondément inculquée au sein de la société japonaise ?

Le Japon actuel est une société qui est, d’une certaine façon, très américanisée. Bien sûr, le Japon n’est pas les États-Unis et les habitudes des Japonais ne sont pas celles des Américains. Néanmoins, le fonctionnement du monde de l’entreprise, le fait d’avoir une vie politique bipartiste droite-droite, la faiblesse des syndicats, sont des caractéristiques très nord-américaines. On peut ajouter la forte présence culturelle (cinéma, musique) américaine, même si le Japon n’est pas le seul pays dans ce cas.

Les Japonais ont scellé pour la première fois depuis la fin de la guerre un partenariat militaire de grande envergure avec Londres et Rome. Comment expliquer ce regain guerrier de la caste politique ?

L’armée japonaise utilise énormément de matériel américain et les chasseurs de combat Mitsubishi sont basés sur les avions de combat développés par Lockheed Martin aux États-Unis. Il ne faut pas oublier que tout nouveau développement technologique doit être partagé avec les États-Unis.

La droite japonaise a toujours souhaité revenir au système politique d’avant 1945. De ce point de vue, elle est très constante. Les futurs chasseurs de combat concernent un projet commun porté par l’Angleterre, le Japon et l’Italie. Il est intéressant de voir l’Allemagne collaborer avec la France concernant un futur chasseur de combat européen, et acheter elle aussi des chasseurs américains…

Est-ce que la population connaît aussi un regain de combativité dans les mentalités ?

La population est largement désintéressée de ces questions, à l’exception des militants des deux extrêmes, et profite de la protection américaine. La société japonaise profite «des dividendes de la paix» de façon semblable à l’Europe de l’Ouest. Les populations du Japon et d’Europe de l’Ouest ont semblablement largement oublié ce qu’est la guerre et ne la souhaite pas.


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